Chaque nuit recouvrait la ville d'une grande nappe blanche, au matin tout en ressortait amorti, les bruits les sensations les odeurs, chacun de nos membres, nos battements de cœur. Il avait neigé pendant près d'une semaine et les enfants étaient trop calmes, leur silence m'inquiétait mais je flottais moi aussi. Autour de nous tout tournait au ralenti, une léthargie générale, un engourdissement. Je vivais ça comme une trêve. Un entre-deux qui finirait bien par déboucher sur quelque chose. Déjà peu à peu les rues retrouvaient leur texture, la ville sortait doucement du coma. Sur les quais, les manèges poussaient comme des champignons criards, la fête foraine s'ouvrirait bientôt, trois semaines de pêche aux canards, de tirs à la carabine, de peluches, de barbe à papa et d'autotamponneuses. Je détestais tout cela au moins autant que les cirques faméliques en été, lions osseux et pelés, jongleuses pailletées aux sourires de carton-pâte, enfants acrobates aux yeux tristes, trapézistes empâtés, dresseurs mélancoliques et chiens savants maigres et craintifs. J'ai demandé à Bréhel de ralentir. Déjà gonflées d'humidité, des affiches bavaient sur l'arrondi des poteaux télégraphiques. Depuis cinq ou six jours, Justine y posait méconnaissable et floue, ses yeux rouges pris dans la lumière du flash, un sourire grimaçant accroché aux lèvres. Juste au-dessus d'elle, quelques mots signalaient sa disparition. On s'est remis en route, la leçon touchait à sa fin et j'écoutais parler Bréhel, sur toute chose il avait un avis, les élections le Tibet le cours du pétrole, je hochais la tête en signe d'assentiment.

            La route était trouée et menait au camping, en nous croisant un 4 x 4 nous a aspergés d'eau boueuse, un instant nous sommes devenus aveugles. Des deux côtés de l'isthme la mer reculait, à gauche elle avait déserté le havre et les bateaux s'échouaient à fond de cale, en bordure de la route des massifs aux reflets prune lui donnaient des allures de marais. Sur des centaines de mètres le sable était nu, un désert miniature, à l'embouchure les eaux déferlaient au galop. On s'est garés près du mobil-home. En contrebas la mer s'ouvrait en deux arrondis, et malgré le gris du ciel, le mica scintillait au milieu des coquillages. La plage était tout à fait déserte, même les oiseaux se planquaient. Le vent sifflait au front des caravanes. On est entrés et tout était sombre et frigorifié, tout semblait à l'abandon. Bréhel a craqué deux allumettes, allumé des bougies.

            -Tout a sauté cette nuit. Plus d'électricité. Je ne peux même pas vous offrir un café.

            Sur ces mots il a sorti une bouteille de vodka et en a rempli deux verres, on a bu pour se réchauffer, chacun sous sa couverture dans le tremblement des bougies, on se serait cru en pleine nuit. Le vent venait se cogner à la tôle, on s'imaginait décrochant terre et roulant jusqu'aux grands arbres.

            -Je sais. Au début moi aussi ça m'impressionnait. Ça ne souffle pas tant que ça mais là-dedans, on se croirait dans une maison de papier. Et je ne vous dis pas quand ça tombe. La grêle, ça fait un boucan énorme. Un truc d'apocalypse.

            -  Ils vont venir remettre l'électricité ? j'ai demandé.

            -  Je ne sais pas. Le gérant est parti en vacances. Aux Maldives. Pas con le mec.

            -  Il revient quand ?

            -  Dans quinze jours, je crois bien.

            -  Et vous ne pouvez pas les appeler vous-même ?

            -  Ben non. C'est interdit de vivre ici à l'année vous savez. Avec le patron on s'arrange mais ce n'est pas légal.

            -  Vous n'avez nulle part ailleurs où aller ?

            Il a secoué la tête en signe de dénégation, une grimace douloureuse barrait son visage poupin, ou bien c'était l'effet des bougies, tout était vaguement irréel et déformé, tout prenait des allures étranges, le salon réduit à rien et la kitchenette, les valises entassées et par la porte entrouverte, la banquette où s'empilait le linge froissé. À l'instant où la première goutte de pluie est venue marteler le toit du mobil-home, mon téléphone s'est mis à vibrer. J'ai décroché tandis qu'il remplissait mon verre à ras bord. J'ai tout de suite reconnu sa voix, malgré la panique et le tremblement, la fêlure et les précipices. Le matin comme tout le monde, j'avais vu son visage dans le journal, et l'article où l'on parlait de lui, portrait du père indigne en costume d'ex-taulard, enle- veur d'enfant dont on avait suivi le trajet à coups de relevés de carte bleue et de téléphone mobile, on n'allait pas tarder à le rattraper, ce n'était plus qu'une question d'heures, en tout cas c'est ce qu'affirmait Combe.

            -  Vous êtes où ?

            -  Dans un hôtel. Pas très loin.

            -  Le petit va bien ?

            -  Oui. Bien sûr. Tout va bien.

            -  Vous lui avez dit quoi ?

            -La vérité. Que sa mère ne veut pas qu'on se voie mais qu'on s'en fout, qu'on se passe des petites vacances entre nous.

            J'ai bu mon verre d'un trait, dehors la pluie redoublait et dans le cadre de la fenêtre, les arbres se pliaient en deux. Près du sable deux grands pins se couchaient à l'horizontale, par moments les épines piquaient le sol.

            -   Vous savez que les flics vous cherchent.

            -  Oui, je sais.

            Je me suis resservi. Bréhel me regardait en plissant les yeux.

            -  Qu'est-ce que vous attendez de moi ? j'ai demandé.

            -Je ne sais pas. Un conseil. Qu'est-ce que vous

            feriez, vous, à ma place ?

            -         Je rendrais Thomas à sa mère et j'essaierais de parler avec elle et de la dissuader de porter plainte.

            -         Ça ne marchera jamais. Je vais en prendre pour deux ans et je ne pourrai jamais revoir le gamin.

            Son gosse devait être dans les parages. Sa voix avait baissé de plusieurs tons. Je la percevais à peine.

            -         On ne pourrait pas venir chez vous ? Juste... Juste le temps de se poser.

            J'ai réfléchi un moment, dans le mobil-home Bréhel allait et venait sans me lâcher des yeux, tirait sur son cigarillo en fronçant les sourcils. Je l'ai regardé à mon tour et il a hoché la tête d'un air entendu. Il savait parfaitement de quoi il retournait, tout le monde le savait d'ailleurs, dans l'article mon nom était cité et ma convocation annoncée pour le lendemain. D'un doigt il a barré sa bouche, je pouvais lui faire confiance, il resterait muet comme une tombe. Le bruit de la pluie couvrait tout, partout les eaux montaient, d'un instant à l'autre le mobil-home allait être emporté par les flots, ne restait plus qu'à prier pour qu'il flotte ou qu'il soit étanche, Bréhel et moi on s'y retrouverait coincés comme dans un aquarium à l'envers, au sec et cernés de liquide. J'ai fini par raccrocher et j'ai regardé l'heure. Mon prochain rendez-vous allait m'attendre.

            Yann patientait le dos collé à un mur, des camions réfrigérés refermaient leurs hayons sur des caisses de crabes et d'araignées. Je l'ai regardé s'approcher au beau milieu du paysage désolé, sous la neige la lande avait vieilli de mille ans, quelque chose en elle semblait plus décharné encore, plus austère et plus sauvage, comme si la roche était plus sombre, le tracé plus sec, l'herbe plus rase. Tout n'était plus que ronces et chardons, blocs arrachés aux falaises, lignes brisées, ébou- lis, chaos pierreux. Il s'est installé au volant, et les yeux fiévreux m'a annoncé qu'il était papa. Le petit se nommait Quentin et s'était pointé avec deux mois d'avance. Finalement c'était un garçon et il faudrait tout changer à la maison, la chambre était rose des murs au berceau. Dans sa couveuse il ressemblait à une miniature. On s'est mis en route et c'était la dernière fois, il passait son examen dans deux jours et rien ne laissait craindre l'échec. Je l'aimais bien à force. Toutes ces heures passées à l'écouter en traversant les paysages, j'avais fini par m'attacher à lui. Je savais tout de sa vie. Ou en tout cas le principal. Je l'ai laissé devant l'hôpital, il allait rejoindre ses amours, j'enviais son allant et sa confiance, j'admirais sa foi en la vie, il plongeait la tête là-dedans comme dans une eau limpide. Sur la banquette arrière, en guise d'adieu, il avait déposé deux homards. Les bestioles s'agitaient dans l'étouffoir des sacs plastique. On leur avait collé les pattes à l'aide de gros élastiques.

            Rien qu'à sa tête, j'ai vu que quelque chose ne tournait pas rond : des larmes peinaient à sécher le long de ses joues et elle reniflait en serrant son ourson blanc contre sa poitrine. Dans le couloir ce n'était plus Halloween mais déjà Noël, des lutins se tortillaient et sur les vitres on avait collé des dessins où tremblotaient des sapins squelettiques, parés de boules irrégulières et de guirlandes réduites à un trait. Je suis entré dans la classe et Manon s'est jetée dans mes bras, on aurait dit qu'elle se réveillait d'un de ces cauchemars qui la laissaient stupéfaite au milieu du lit, effrayée par le noir et le silence, un monde de crevasses et de cendres. Tous les gamins nous fixaient, immobiles et muets, gestes suspendus et bouche entrouverte. La petite semblait inconsolable, j'ai dû lui dire de se calmer et de parler plus lentement. Elle a fini par prendre une longue inspiration avant d'articuler d'une voix tremblante :

            -  C'est la maîtresse. Elle m'a tiré les cheveux, et elle m'a pincé le bras.

            -  Quoi ?

            Je me suis retourné vers l'instit, ses yeux suaient la trouille et la mauvaise conscience. Dans ma tête ça cuisait à gros bouillons.

            -  C'est quoi ces histoires ?

            Je ne sais toujours pas ce qui m'a retenu de lui en coller une. Je vieillissais. Je ne vois pas d'autre explication. Sagement j'ai attendu qu'elle crache le morceau, de l'autre côté de la porte les parents commençaient à affluer mais personne n'osait entrer, Désiles leur jetait des coups d'œil affolés. Elle a fini par tout me déballer : Manon était ingérable, on ne pouvait rien tirer d'elle ; elle était ailleurs, et cet après-midi elle avait dépassé les bornes, d'abord elle l'avait surprise en train de se couper des petites mèches de cheveux avec des ciseaux et après ça avait été la peinture, elle s'en était tartiné les joues elle en avait mangé, elle refusait de reposer le tube elle hurlait comme une folle elle avait dû intervenir, elle n'avait pas pu faire autrement. Sa petite gueule me dégoûtait. J'ai pris Manon par la main et je l'ai entraînée dans le couloir. On a récupéré son sac et son manteau. Je l'ai aidée à remonter sa fermeture Éclair. Son visage étroit était rouge et lessivé.

            - Pourquoi t'as mangé la peinture ? lui ai-je demandé d'une voix très douce. Tu sais bien que ça ne se mange pas la peinture. Et puis c'est pas du maquillage, hein ? Tu le sais bien ça aussi.

            -Mais je voulais juste essayer, c'est tout. Tu m'en veux ?

            -Mais non je ne t'en veux pas. Faudra pas recommencer, c'est tout. Tu me promets ma chérie ?

            Elle a dit oui. Je lui ai demandé de m'attendre un petit moment et je suis retourné dans la classe, les parents récupéraient leur enfant un à un et me regardaient de travers. J'ai attrapé Désiles par le bras, je l'ai obligée à me suivre dans le coin du château fort, entre ses dents elle me répétait de la lâcher avec cet accent méridional qui lui remontait parfois de l'enfance, je l'ai forcée à me regarder dans les yeux.

            -  Écoutez-moi bien. Je sais que vous faites un métier difficile, que vous êtes sûrement très fatiguée le soir, que vous êtes proche de la retraite et que vous n'attendez que ça mais il y a une chose qu'il faut bien que vous compreniez : c'est que je n'en ai rien à battre de tout ça. Vous entendez ? Rien à foutre. Je ne veux pas le savoir. Alors voilà : si ça se reproduit, ne serait-ce qu'une fois, si j'apprends que vous lui avez de nouveau touché, ne serait-ce qu'un cheveu, je vous explose la gueule, c'est compris ?

            Je l'ai plantée là et je suis sorti de la classe dans un silence de mort, tout le monde me regardait médusé. Je n'étais pas spécialement fier de moi. Bien sage sur son banc le long des portemanteaux, Manon m'attendait, petite chose oubliée. Je l'ai fait grimper dans mes bras et on a traversé la pièce de jeu, deux assistantes maternelles finissaient d'installer les tapis, le garage et l'atelier de bricolage, déjà quelques enfants fouillaient parmi les poupées. Je les ai saluées et on a quitté la pièce, au-dessus de la porte l'horloge indiquait cinq heures moins le quart, cette conne nous avait mis en retard.

            Manon refusait de marcher et s'accrochait à mon cou, menaçait de s'endormir d'un moment à l'autre, abandonnée au sommeil elle pesait plus lourd encore. J'avais déjà le dos en miettes ça n'allait pas arranger les choses. Devant la grille de l'école, Clément nous attendait et il n'était pas seul, son institutrice, une femme d'une quarantaine d'années, l'accompagnait. Plutôt grande et les cheveux dénoués, vêtue d'un long manteau de velours grenat, elle me souriait par politesse. C'est pas vrai, ai-je pensé, ça continue les emmerdes.

            -  Je voulais vous parler de Clément, Mr Anderen.

            Autour de nous il n'y avait plus personne, juste la cour vide et les arbres nus, de rares voitures circulaient au ralenti, une odeur de fumée flottait dans l'air sans qu'on puisse en déterminer l'origine. Le gamin gardait les yeux baissés ou bien il regardait ailleurs, je me suis revu à son âge, je détestais ce genre de situation humiliante, j'ai répondu que ça tombait mal, je devais rejoindre mon frère avant la nuit et il y avait peu de chance qu'elle m'attende. Sur le coup je m'en suis voulu, elle avait réellement l'air de se soucier du petit, mais je connaissais le refrain par cœur et je ne voyais pas l'intérêt d'en parler avec elle.

            -C'est important, a-t-elle insisté. Clément semble extrêmement fatigué. Les premiers jours, j'ai pensé que c'était exceptionnel, mais c'est de pire en pire. Ce matin il s'est même endormi.

            Je me suis composé la mine du type étonné, vraiment je ne comprenais pas, Clément se couchait tous les soirs après le dîner, vers neuf heures. Au-dessus de l'école, le soleil commençait à raser les arbres, dorait la moindre branche, il nous restait une grosse heure mais il ne fallait pas traîner.

            -  Excusez-moi. On parlera de tout ça une autre fois. Il est tard et je dois absolument y aller.

            Elle paraissait désemparée mais je ne pouvais rien faire pour elle, je n'en avais tout simplement plus la force. Je lui ai tendu la main et l'ai remerciée pour l'attention qu'elle prêtait à Clément, ces temps-ci la vie était compliquée mais les choses allaient rentrer dans l'ordre. J'allais lui tourner le dos quand elle m'a retenu par le bras.

            -  Mr Anderen, il y a autre chose. Votre fils a mordu un de ses camarades.

            -  Quoi ?

            -  Cet après-midi. Il a mordu un de ses camarades à l'oreille. Il refuse de me dire pourquoi. On a dû appeler les parents et ils envisagent de porter plainte.

            -  De porter plainte ? Contre qui ?

            -  Ben... Contre vous, je suppose.

            -  C'est quoi ces conneries ? On ne porte pas plainte pour une petite bagarre d'enfants.

            -  Ce n'est pas à moi qu'il faut dire ça. Vous devriez peut-être appeler les parents et discuter avec eux. Voilà leur numéro.

            Elle m'a tendu un petit papier plié en quatre, elle semblait sincèrement désolée.

            -J'ai obtenu que l'école n'engage pas de mesure disciplinaire pour cette fois mais Clément n'aura pas de seconde chance, vous savez.

            Elle m'a serré la main et on s'est mis en route. Manon s'était assoupie dans mes bras et mon dos m'envoyait des signaux de détresse. J'aurais voulu prier pour que ça s'arrête, j'aurais voulu avoir encore assez d'illusions pour ça, la journée virait au cauchemar mais plus rien ne m'étonnait, ça faisait des mois que j'attendais le réveil, que je me tenais prêt. J'ai dégagé ma main droite pour la passer dans les cheveux de Clément. Il a relevé la tête et m'a souri. Ça ne rimait à rien de discuter maintenant, je le connaissais mieux que quiconque, j'imaginais vaguement la scène, ce gamin l'avait cherché et s'en était pris à sa sœur ou pire encore à sa mère, ça n'excusait rien mais je pouvais comprendre, au lycée je m'étais battu tellement de fois pour ce genre de truc, à la fin Caroline tout le monde la traitait de pute ou de salope, elle avait changé c'était dingue, se maquillait trop et portait des jupes trop courtes, défaisait trop de boutons de son chemisier blanc trop transparent, même moi j'avais du mal à la reconnaître, elle couchait avec tous ces types mais avec moi jamais, toi t'es comme mon frère ce serait dégueulasse elle disait avant de coller ses lèvres contre ma joue de me prendre la main et de m'entraîner Dieu sait où, je la suivais comme un petit chien, avide du moindre de ses sourires je prenais ce qu'elle consentait à m'offrir, du temps sa compagnie des secrets tout était bon, tout me suffisait, la dernière fois au bowling j'y avais laissé deux dents et Alex m'avait ramassé le nez en sang, à la maison il m'avait collé sous la douche, soigné l'arcade à coup d'alcool, qu'est-ce que tu fous avec cette fille il disait, pourquoi tu te mets dans des états pareils pour cette folle, tu vois pas qu'elle joue avec toi, tu vois pas qu'elle te traite comme un putain de clébard ? Je tressaillais à chaque fois qu'il pressait le morceau de coton sur la plaie.

            Sur le parking, ils nous attendaient de pied ferme. On a pataugé dans la boue avant de les rejoindre sur le talus ras. Nadine a ouvert grand ses bras pour attraper les petits, ils ont piétiné la mousse et se sont jetés sur elle. Alex tapotait sa montre et secouait la tête d'un air navré. On a coupé à travers champs pour rejoindre le sentier, les bruyères d'hiver fleurissaient de mauve la lande roussie par les lichens. Au printemps des queues- de-lièvre pousseraient par centaines, plus loin du rivage des branches de fenouil, de l'ail sauvage, des liserons des violettes et ces petites fleurs cramées au parfum de curry. Les fougères repousseraient sur leurs propres cadavres, rameaux secs et jaunis comme de la paille. On s'est avancés vers la mer, chaque pas nous plongeait plus profond dans la lumière. Le vent avait poussé les nuages, tout était baigné d'or, sous le ciel intense les pointes avaient des verts très sombres et les roches éclataient, se détachaient nettes et précises sur le fond gris-bleu de l'eau. Les gamins sautaient de pierre en pierre, parfois leur simple présence auprès de moi me submergeait. J'ai repensé à Bréhel, à ce qu'il m'avait dit entre deux verres, si l'enfance était bénie c'était surtout pour les parents. Ses gosses avaient grandi et ce n'était au fond qu'un irrémédiable et lent processus de séparation. Ils étaient si loin désormais qu'ils en devenaient méconnaissables, ce petit blond rondouillard et cette gamine pâlotte qui s'accrochaient à ses mains où étaient-ils maintenant ? Il ne restait d'eux qu'un souvenir, une trace, une empreinte sur la peau, là où s'étaient posées leurs lèvres et lovés leurs petits crânes.

            La pointe s'effilait profonde en brisures granitiques, à son extrémité on avait le pays tout entier dans le dos, j'aimais par-dessus tout ce sentiment de lisière. J'ai sorti des biscuits de ma poche et les ai tendus aux enfants. Ils semblaient contents d'être là au grand air, le nez au vent, à contempler le tracé sauvage et doux de la côte, des Petit Écolier plein la bouche,

            -  Tu sais pourquoi on est venus là ce soir ? ai-je demandé à Clément.

            -  Non. Mais c'est cool.

            -En fait, c'était l'endroit préféré de mes parents. Toutes les semaines ils venaient pique-niquer là. Après ils marchaient deux ou trois heures et ils revenaient. Ou bien ils restaient assis là comme nous, le dos contre un rocher et ils bouquinaient, regardaient les cormorans pêcher ou faisaient la sieste. Alors quand ils sont morts on a mis leurs cendres ici. Comme ça ils sont là pour toujours et nous, on peut venir quand on veut pour penser à eux. C'est beau, non ?

            -  Oui, il a fait. Et son regard s'est perdu dans l'horizon repeint.

            Le soleil rasait les falaises, adoucissait les angles, illuminait la roche et dorait la lande sèche, blondissait les pentes herbues. Tout baignait dans un éclat très doux, une lumière de Toscane. Quelques mètres plus loin, les mains dans les poches, livré aux assauts du vent qui gonflait son blouson, Alex fixait l'horizon, les yeux réduits à un trait.

            -Ça va?

            Il a haussé les épaules, dix ans plus tôt leur mort l'avait anéanti, moi aussi bien sûr mais ce n'était pas tout à fait la même chose, il avait toujours été le fils parfait, serviable et obéissant, reconnaissant tendre et poli quand je n'avais été qu'un gamin colérique, récalcitrant, instable et secret, peu à peu mué en un adulte ingrat, égoïste, distant et froid. Toutes ces années il avait joué à merveille le rôle du fils préféré, de leur « vrai » fils en somme. C'était lui l'inconsolable et peu importaient mes propres sentiments. J'ai posé ma main sur son épaule, j'ignore pour lequel d'entre nous ce contact fut le plus étrange, c'était à la fois naturel et totalement inédit. On a marché un moment côte à côte, au bord du sentier quelques ajoncs pointaient, en se penchant on pouvait sentir leur parfum sucré, plus bas des champs de fougères brûlées dévalaient les pentes jusqu'à l'équerre des roches ardoise. J'aurais voulu être englouti par une marée de souvenirs, canardé d'images tremblées mais tout demeurait inaccessible et flou, le visage de maman la voix de papa, leurs manies leurs habitudes, leur présence et leur tendresse, tout se fondait dans un sentiment vaporeux et triste, un vide, un creux sans rien pour le remplir.

            On a fait demi-tour et sur leur rocher, Nadine et les gamins jouaient à deviner des animaux. Derrière eux le soleil mordait la Varde et la presqu'île mais au final, c'est lui qui finirait bouffé, dissous dans un débordement de sanguine et d'orangés.

            - Dis, tu peux prendre les petits cette nuit ?

            Alex m'a jeté un œil soupçonneux. Il se méfiait de moi et il n'avait pas tort, mais je n'avais pas l'intention de lui expliquer quoi que ce soit.

            -  Si tu veux. Ça fera plaisir à Nadine... Enfin. À moi aussi.

            Le long de la falaise, trois goélands se croisaient en planeurs, soutenus par les courants ils semblaient peser moins que l'air, fluides et agiles ils viraient et traçaient des itinéraires sans logique.

            -  Et... Avec elle ?

            -  Quoi ?

            -  Je sais pas. Tu lui as parlé ?

            Il a tenté de s'allumer une cigarette. Le vent a fait frissonner la flamme du briquet avant de l'éteindre. Il a tiré une première taffe et m'a montré sa Camel en haussant les épaules. Ça faisait des années qu'il avait arrêté.

            -   De quoi veux-tu que je lui parle ? Elle finira bien par choisir tu crois pas ? Et si c'est lui qui l'emporte, j'aime autant que ce soit le plus tard possible.

            Devant nous les enfants s'étaient levés, Nadine avait remonté leurs fermetures Éclair et ajusté leurs écharpes, le froid gagnait à mesure que faiblissait la lumière.

            -  Ce qui me rend dingue, c'est que je la sens heureuse comme jamais. Je veux dire, même avec moi, quand on est juste tous les deux, c'est... je sais pas. Comme avant...

            -  Avant quoi ?

            Il n'a pas répondu, Nadine s'approchait de lui et c'est vrai qu'elle embellissait de jour en jour, quelque chose en elle semblait dénoué, quelque chose avait lâché prise et s'était décidé à rayonner. Elle lui a souri avec ce que j'aurais juré être un bon paquet d'amour et de tendresse, puis il l'a enlacée et ils sont restés un bon moment collés l'un à l'autre. En les voyant comme ça, qui aurait pu soupçonner qu'ils traversaient un truc pareil ? Manon s'est blottie dans mes bras, elle se frottait les yeux à cause du vent, ces derniers jours elle m'avait paru étrangement calme et silencieuse, comme anesthésiée. Je la surprenais souvent les yeux perdus dans le vide, rêvant à je ne sais quoi. Alors je lui demandais si ça allait et de sa petite voix froissée elle répondait que oui, elle pensait c'était tout.

            -  Tu penses à quoi ? lui ai-je demandé.

            -  À la vie.

            -  À la vie ?

            -  Oui. À toutes les choses.

            Je l'ai prise sur mes épaules. Un instant je me suis demandé si elle n'avait pas un peu maigri, je n'étais pas là à la cantine pour surveiller ce qu'elle mangeait et avec Désiles c'était la guerre froide, aucune information ne me parvenait ; l'incident du jour n'allait pas arranger nos affaires.

            -  Il est où Clément ? elle a fait d'une voix candide.

            Juchée là-haut elle promenait son regard autour de

            nous en chantonnant, à part la mer zébrée d'écume et l'infinie succession de plages et de falaises il n'y avait rien, en bas les fulmars rasaient l'eau dans la lumière déclinante. Alex et Nadine se sont décollés. Eux non plus n'avaient pas la moindre idée d'où avait bien pu passer le gamin. J'ai gueulé son nom et ma voix s'est perdue dans le bruit du ressac, à peine sortie de ma bouche elle s'y noyait, engloutie et fracassée. Tout le monde s'y est mis avec moi, on a hurlé comme ça pendant deux minutes mais rien ni personne n'a répondu, le vent sifflait et les goélands poussaient des cris paniqués. J'ai posé la petite sur le sol, je l'ai confiée à Nadine et avec Alex on est partis à sa recherche, lui vers l'est et moi vers l'ouest, on commençait à ne plus voir grand- chose et la mer faisait un boucan terrible, à croire que quelqu'un avait monté le volume une fois le soleil enfui. Un lapin a surgi des fourrés, il a détalé vers le large et je me suis demandé où il allait trouver refuge, s'il allait se planquer derrière un rocher ou se jeter dans le vide, je marchais en gueulant Clément et je sentais mes tempes battre comme des mitraillettes sous la peau. Des sentiers s'enfonçaient dans les terres mais j'ai continué à longer la mer, au loin les falaises n'étaient plus que des masses opaques et noires et le ciel un drap bleu nuit posé sur un liseré rose. Des bruits montaient, aquatiques et minéraux. Tout se gonflait d'eau, la terre des sentiers les herbes rases et la mousse, et le monde me tournait tout autour. Sur la droite j'ai aperçu une ombre, j'ai crié Clément mais rien n'a bougé, je me suis approché quand même et c'était lui, vu d'où j'étais il flottait dans l'air, on aurait dit qu'il se tenait vraiment tout au bord, par endroits ça tombait vertical et la mer crachait des paquets effervescents. J'ai fait encore quelques pas, je pouvais le toucher presque, son regard vide fixait l'abîme en contrebas. J'ai murmuré son nom. Il n'a pas bougé, il tanguait juste un peu, dans un léger mouvement avant arrière, d'un moment à l'autre il pouvait basculer, je n'arrivais pas à croire qu'il puisse faire un truc pareil, je me suis approché à pas de loup comme on s'approche d'un animal craintif, comme s'il pouvait s'envoler d'un instant à l'autre. J'ai fini par tendre le bras et par attraper son col. Il a sursauté comme s'il ne m'avait pas senti venir. Je le tenais fermement. Je l'ai fait reculer de quatre ou cinq pas. Tout s'est apaisé d'un coup, le vent la mer et les oiseaux, tout a semblé s'assécher, et le jour a grignoté la nuit. Tout fut soudain si calme et si profond, je nous voyais comme dédoublés de nous-mêmes, deux pointes d'aiguille dans l'immensité confuse, la côte invisible, l'infini du ciel et des champs, et la masse énorme des flots. Clément s'est tourné vers moi, son visage était paisible et il m'a souri.

            -  Ça va papa ? il a fait d'une voix douce.

            Je l'ai serré dans mes bras, je n'ai rien trouvé à répondre, rien à part que je l'aimais, il n'y avait rien d'autre à dire ni à faire, ou bien je l'ignorais, il y avait si longtemps que j'avais tout oublié de la marche à suivre, que j'avais perdu le mode d'emploi.

            -  Qu'est-ce qui se passe papa ?

            -Rien... J'ai... J'ai eu peur. C'est tout. Qu'est-ce que tu foutais, comme ça tout au bord ?

            -  Je regardais la mer, c'est tout. Et puis je n'étais pas tout au bord.

            Je me suis avancé un peu, j'ai regardé sous mes pieds et il avait raison, la roche se cassait sur un tapis herbu, au printemps les arméries pointeraient leurs têtes roses et délicates, vingt mètres plus loin ça plongeait pour de bon.

            -  Tu as toujours peur de tout.

            J'ai passé ma main dans ses cheveux, je l'ai chatouillé un peu, il a éclaté de rire et on a rejoint les autres, Alex avait fini par rebrousser chemin et nous attendait lui aussi, mort d'inquiétude.

            -  C'est bon, j'ai fait. Clément avait juste envie de se dégourdir les jambes.

            -  T'aurais pu prévenir quand même.

            Il avait l'air remonté. Le petit s'est vaguement excusé, il l'avait dit mais nous n'avions pas entendu, j'étais toujours impressionné par son aplomb quand il mentait comme ça. Il faisait tout à fait nuit maintenant, des nuées d'étoiles tremblotaient dans le ciel pas complètement noir. Du sol montaient des parfums de terre et de réglisse, de cassis et d'eau, un monde enfoui qui reprenait ses droits le soir venu semblait sortir des profondeurs. On a regagné les voitures, j'ai hésité à laisser les gamins mais Clément en avait vraiment envie, il ne voulait pas déjà quitter son oncle et sa tante.

            - T'as surtout envie de tester la XBox d'Alex, j'ai dit.

            Il m'a souri d'un air complice et ça m'a rassuré de le voir ainsi, malin et roublard comme des années avant. Manon m'a embrassé avant de s'en remettre aux bras de Nadine, ça faisait bien dix minutes qu'elle la couvrait de baisers et l'inondait de déclarations d'amour insensées.

            Les maisons s'allumaient en rectangles jaunes et blanc crème, discrètes et timides, comme luttant pour ne pas disparaître, avalées par la nuit épaisse. Parfois au cœur de l'hiver elle s'abattait si lourde et si pesante, le jour paraissait ne devoir jamais se lever. J'ai toqué à la vitre. Depuis combien de temps ils attendaient comme ça dans la voiture ? Le petit dormait dans les bras du grand et il avait l'air bien, à l'abri lové contre son père. Je leur ai fait signe de me suivre. Ils se sont étirés d'un même mouvement, le sommeil les avait cloués loin dans les limbes, ils avaient un mal fou à remonter des brumes.

            Dans le garage, quelques cartons traînaient encore mais pour l'essentiel, c'était aux enfants qu'on devait la plus grande part du bordel : les seaux les râteaux les pelles les cerfs-volants les épuisettes gisaient pêle-mêle, vaguement encadrés par divers engins à roulettes, vélos patins et trottinette rose à froufrous.

            - Je ne vous fais pas visiter, vous connaissez les lieux.

            Le grand a souri et le gamin se planquait vaguement derrière, il avait l'air tendu mais ça n'avait rien de surprenant, il avait beau être grand pour son âge c'était juste un gosse et ces derniers temps la vie devait lui sembler bizarre, les hôtels succédaient aux hôtels, les noms d'emprunt aux noms d'emprunt, ils se terraient heureux inquiets et désarmés, à cran et assoiffés l'un de l'autre, cette histoire allait mal finir.

            -  Tu veux essayer ?

            Du regard j'ai désigné le sac de cuir et son visage s'est déridé en un clin d'œil, quelque chose d'enfantin a traversé ses yeux et ça m'a plu de le voir comme ça. J'ai fouillé dans l'armoire, c'était un foutoir indescriptible mais j'ai quand même remis la main sur les gants. J'en avais offert une paire à Clément un an plus tôt mais il n'avait jamais daigné les enfiler : il ne voyait pas l'intérêt de taper dans un sac et tenait la boxe pour un sport de brutes. J'ignore qui avait bien pu lui fourrer ce genre d'idée dans la tête mais il n'avait pas tout à fait tort, et je voyais mal comment le faire changer d'avis. Le gamin a mis les gants, ils étaient à sa taille, il a commencé à tourner autour du cuir en faisant des petits pas, il avait dû voir ça à la télé ou bien c'était l'instinct, allez savoir. Son père le bouffait des yeux, il n'en perdait pas une miette.

            -  C'est bien, j'ai dit. T'as l'air d'un vrai pro. Allez tape maintenant.

            Il a frappé deux trois fois mais le sac n'a pas moufté, c'est à peine si les chaînes ont grincé. Ça n'a pas paru le décourager. Il a continué un moment. Je suis allé chercher une bière au frigo et quand je suis revenu, le père et le fils tapaient là-dedans comme des sourds en poussant de grands rires. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d'eau, maigres et dégingandés, pâles, les cheveux courts en épis, deux versions d'un même modèle à vingt-cinq ans d'intervalle. J'ai tendu une canette au plus grand des deux, il se tenait les hanches et soufflait comme un bœuf.

            -  Vous avez réfléchi à ce que vous allez faire ? ai-je demandé.

            Il a bu deux gorgées en grimaçant, il avait du mal à reprendre sa respiration et son front était perlé de sueur. Le petit était bien dans le rythme, il avait pris la mesure du sac, à l'intuition, comme seuls les enfants peuvent le faire, et dansait tout autour en balançant des gifles.

            -Je ne peux pas vous garder longtemps ici, vous savez. J'ai les flics sur le dos. Combe peut débarquer d'un instant à l'autre. Et puis ça n'a pas de sens. Vous n'irez pas loin.

            Il m'écoutait sans rien dire, j'avais beau réfléchir je ne voyais pas d'issue favorable et redoutais les dérapages : c'était typiquement le genre de situation où sous le coup de la panique les gens se mettent à faire les mauvais choix, le genre de moment où on peut facilement se laisser gagner par le goût du saccage et de la perte.

            -  Écoutez, j'ai dit. On va dîner tranquillement. Passer une bonne nuit tous ensemble. Demain matin je suis convoqué au poste. Je vais y aller. Pendant ce temps vous resterez là bien sagement et après je ramènerai le gamin à sa mère et j'essaierai de lui parler.

            J'ai vu ses yeux s'allumer, il a pris ma main dans la sienne et tout son corps vibrait de gratitude. Un instant il a hésité à me serrer dans ses bras mais il s'est ravisé. Sous ses airs flegmatiques il avait le cœur au bout des doigts et les nerfs à fleur de peau. Thomas faisait semblant de ne rien entendre et poussait des petits cris en distribuant des directs du droit. On l'a regardé faire un bon moment et le grand a retrouvé peu à peu sa forme initiale : dégrisé, épaules tombantes et dos courbé il paraissait faire la moitié de sa taille. Dieu seul savait quand il allait revoir son fris après cette escapade. Au plafond la lumière accusait de sérieuses baisses de tension.

            Le garage sentait la sueur et le ciment mêlés, ça commençait à cailler. Ça a claqué pile à l'instant où le petit a envoyé son dernier coup, un crochet du droit sec et sévère. On s'est retrouvés plongés dans la pénombre. Il a enlevé ses gants et j'ai envoyé tout ce joli monde à la douche.

            J'ai attendu un moment dans le couloir. Il flottait là- dedans un parfum de lieux publics, hôpitaux services sociaux mairies écoles maisons de vieux, avec en sus des effluves de café soluble et de tabac blond refroidi. Des types allaient et venaient, jeunes pour la plupart, vêtus de jeans trop clairs trop serrés et de pulls gris à col roulé. Certains portaient une arme à la ceinture. Combe n'avait pas l'air pressé de me recevoir. J'ai feuilleté deux trois revues automobiles, mon père en lisait je m'étais toujours demandé pourquoi, il changeait de voiture tous les dix ans et ne jurait que par Renault. Je me suis levé pour faire quelques pas et j'ai croisé mon reflet dans une vitre. Je n'étais pas très frais, c'était le moins qu'on puisse dire. Avec le grand on était restés tard à bavarder, Thomas s'était endormi vers deux heures, il avait tenu aussi longtemps que possible et s'était assoupi en répétant que non, il n'avait pas sommeil. C'était un gamin attachant mais déchiré, une boule d'angoisse contenue, il avait beau prendre sur lui il savait à quoi s'en tenir : son père avait fait une grosse connerie et il ne le reverrait pas de sitôt. Après ça on était passés aux alcools forts. En la matière le grand ne craignait personne. Même pas moi. On avait bu sans trop rien se dire, de temps en temps il évoquait un souvenir, un détail de ce qu'il appelait sa vie d'avant.

            -D'avantquoi ?

            -D'avant la taule. Je suis pas resté très longtemps, j'en ai bavé vous pouvez même pas imaginer, mais le pire, c'est quand je suis sorti. Je n'avais plus rien. J'avais tout perdu. Mon boulot, mon fils, ma femme. Elle, c'est vrai qu'elle ne s'était jamais doutée de rien mais je crois qu'elle a refait tout le chemin dans sa tête, je crois qu'elle s'est dit que toutes ces années je l'avais prise pour une conne, j'étais souvent absent elle n'avait jamais trop cherché à savoir ce que je faisais, elle se disait sûrement que je devais boire des coups avec les potes. Les combines, les piqûres, la dope et la revente, tout ça elle ne se doutait pas. Elle est venue me voir deux ou trois fois et puis plus rien, plus de nouvelles jusqu'à ma sortie. Et là c'était fini. Elle s'était recasée, elle avait fait des démarches pour qu'on me supprime mon droit de visite, soi-disant que j'étais nocif pour Thomas. La seule personne qui m'ait tendu la main c'est Alain, il m'a fait embaucher et on a fait équipe. Pendant trois ans. Jusqu'à ton déménagement. Tu connais la suite. Putain on peut dire que j'ai bien foutu ma merde. Alain s'est fait virer à cause de ma pomme, toi t'as les flics au cul, et moi je suis bon pour un retour à la case départ.

            On s'était saoulé pour oublier toute cette merde, il suffisait de le regarder pour comprendre que ce type avait la poisse et que dans sa vie le malheur faisait comme chez lui depuis toujours.

            Combe a passé sa grosse tête placide par l'entrebâillement de la porte et m'a fait signe d'entrer, il avait un teint de papier à rouler et se mouchait toutes les trois secondes. Je me suis assis face à lui, son bureau s'encombrait de papiers éparpillés, de gobelets en plastique et de cendriers remplis de mégots. Sur les murs des affiches incitaient la jeunesse à s'engager. Il est resté au moins cinq minutes sans rien dire, il me fixait de ses petits yeux enfoncés, se mordait les lèvres ou les joues, faisait claquer sa langue ou bien soufflait comme un taureau, mon cas n'avait pas l'air simple.

            -  Alors, vous avez des nouvelles du petit Thomas ? ai-je tenté au bout d'un moment.

            J'aurais mieux fait de me taire. Ça l'a mis hors de lui. Il a tapé sur la table avec le plat de sa main et s'est levé d'un bond. Je n'ai pas pu m'empêcher de sursauter.

            -  Oh putain ! il a gueulé. Vous commencez à me les casser. Ne jouez pas au con avec moi et tout ira bien. Mais si vous me faites chier, alors là...

            -  Alors là quoi ?